Entretien avec Arlette et Mourad Boutros
Par Solenne Madi
Arlette et Mourad Boutros sont libanais, ils sont installées à Londres où ils ont créé la fonderie Boutros en 1966. Leur expertise technique et artistique a abouti à la création de certaines des polices les plus utilisées dans le monde arabe. En collaboration avec les principaux concepteurs de caractères latins et des experts techniques, ils ont développé une gamme variée de polices arabes pour le web, les supports imprimés et audiovisuels ainsi que pour la signalisation directionnelle bilingue.
Cet échange du 12 mars 2022 est traduit de l’anglais. Il est issu d’une série d’entretien mené par Solenne Madi pour son mémoire de Master soutenu en janvier 2023 à l’EESAB intitulé «Hi kifik ça va ? Cohabitation des langues écrites, regard sur les scripts arabe et latin», encadré par Marjolaine Lévy et Catherine de Smet.
Solenne Madi: Bonjour Arlette et Mourad, merci de m’accorder votre temps. Je vous ai d’abord connus grâce a votre livre Arabic for Designers où vous présentez beaucoup de logos arabes et latins que vous avez réalisés. Je me demandais, qu’est-ce qui rend un logo efficace en latin et en arabe ?
Mourad Boutros: Dans le monde arabe, presque tout le monde utilise le multi script. La majorité des gens sont bilingues anglais/arabe et donc toutes les marques veulent un logo qui puisse se décliner dans les deux langues mais pas que. Pour donner un exemple quand tu fais un packaging, il faut mettre les ingrédients et les autres informations importantes dans les deux langues (anglais et arabe, ce sont les deux langues majeures). Quand tu veux dessiner un logo en arabe comme traduction au latin, il t’es demandé de t’inspirer du latin déjà existant, presque de suivre les mêmes règles sans le copier non plus. C’est à toi de trouver le milieu entre le respect du latin et celui de la calligraphie et des traditions de l’écriture arabe. Tu dois t’adapter au marché que tu vises, par exemple, pour le marché égyptien tu devras respecter des règles différentes que celui du Liban. C’est un gros problème pour les occidentaux qui travaillent pour le Moyen Orient car beaucoup n’arrivent pas à cerner ce point majeur.
SM: C’est vous qui dessinez tous les lettrages de vos logos ?
MB: Oui
SM: J’ai observé le logo Radius que vous avez réalisé, je trouve que le lettrage arabe respecte le latin tout en gardant les propriétés et les origines de la calligraphie arabe, je me demandais donc comment on s’arrange pour garder cet équilibre ?
MB: Vous avez bien fait vos recherches, je pense que c’est le meilleur logo fait depuis ces 20-30 dernières années. En observant le logo en latin et en arabe j’ai vu la ressemblance entre le i et les dots (les points arabe) donc ce logo est le résultat d’une part de chance et d’une autre d’observation.
SM: Est-ce que vous pensez que quelqu’un qui ne connaît, ne lit ou n’écrit pas l’arabe peut dessiner un caractère en arabe ?
MB: Oui et non, j’ai pu observer que des typographes occidentaux ont mis le nez dans des choses qu’ils ne connaissaient pas comme la typographie arabe. Il y a quelques années maintenant Walter Tracy (qui est anglais) a dessiné un caractère qui je pense est le meilleur jusqu’à maintenant en arabe et latin qui s’appelle Qadi. Personne ne sait s’il l’a fait tout seul ou s’il s’est entouré de personnes qui connaissaient l’arabe. Thomas Milo qui connaît un peu l’arabe (il l’a appris au Liban) a aussi fait un très bon travail, il travaille à DecoType et c’est différent quand tu es en occident. Les gens payent pour faire ce travail alors qu’au Moyen-Orient ou dans les pays arabes, personne ne te regarde, tu dois le faire et y arriver tout seul. C’est aussi pour ça que nous sommes venus en Angleterre depuis la guerre du Liban. Avec MonoType nous avons dessiné la typographie Tanseen, nous avons dessiné l’arabe et nous avons demandé à deux personnes que nous connaissions de faire le latin. C’était la première fois qu’il y avait une famille typographique en arabe et en latin. En 1986 Apple nous a contactés pour dessiner une typographie qui sera automatiquement dans les ordinateurs, à cette époque il n’y avait que 236 typographies, aujourd’hui tu peux en avoir plus de 64 000.
SM: Est-ce que vous avez déjà dessiné une famille typographique comportant l’arabe et le latin ?
MB: Oui beaucoup.
SM: Qu’est-ce qui est le plus compliqué quand il faut dessiner une typographie multi script ?
MB: En 1986, ce qui était compliqué c’était la technique pour dessiner des caractères typographiques, tu prenais du papier calque et tu dessinais avec un pinceau, ensuite tu découpais, tu en faisais un négatif. C’est comme ça que tu avais ton caractère et si tu voulais faire une autre graisse, tu devais la redessiner. Maintenant il suffit de quelques paramètres sur les logiciels et tu as les autres graisses . La technologie a changé et maintenant tu peux dessiner une graisse à partir des dessins déjà existants. Mais réaliser une bonne typographie en arabe et en latin est assez compliqué, par exemple pour une des familles typographiques que l’on a voulu faire, nous avons pris trois ans à la finir. Nous avons contacté des amis typographes qui dessinaient le latin et nous, nous nous occupions de l’arabe. On se rencontrait toutes les semaines. Nous avons beaucoup discuté de tous les problèmes de proportion, garder la tradition pour l’arabe, et je pense que personne n’a mieux fait que nous parce que personne n’a pris autant de temps à travailler comme ça. Maintenant le groupe de chaînes télévisées Alarabiya à Dubaï, groupe qui est d’ailleurs numéro un dans tout le Moyen-Orient, a utilisé cette typographie pendant 16 ans. Normalement les groupes utilisent une typographie pendant 6-7 ans et ensuite ils changent mais il a refusé de changer.
SM: Que pensez-vous des typographies arabes créés comme compagnon à des latines comme l’Helvetica arabic ou Frutiger arabic ? 1
MB: C’est une très bonne question. Linotype et monotype sont des leaders dans la typographie mais le problème c’est qu’ils ont décidé de mettre leur nez dans quelque chose dont ils n’ont pas connaissance: l’arabe. Les typographies les plus utilisées sont Helvetica, Frutiger, Futura alors ils ont dessiné l’arabe de ces typographies mais si tu veux mon opinion c’est «garbage» («poubelle»). Peu importe qui a fait ce travail, ils ont fait en sorte que l’arabe ressemble au latin. L’arabe est une langue traditionnelle, tu peux l’explorer et en faire ce que tu veux mais pas du latin. Si tu regardes vraiment ces caractères, tu sens que c’est fait à partir du latin et non des traditions culturelles de l’arabe. Pour cette raison, monotype est venu nous voir il y a six ans, je crois qu’ils ont eu beaucoup de critiques à ce propos et ils nous ont demandé de dessiner une typographie qui remplacerait la Frutiger arabic et latine. Même si nous ne nous sommes pas mis d’accord pour la partie commerciale, nous l’avons quand même dessinée et maintenant elle est en vente sur notre fonderie.
1 Je pose cette question à toutes les personnes avec qui j’ai pu m’entretenir car ces deux deux caractères sont les plus controversés dans le monde de la typographie arabe. Nadine Chahine en est la typographe, mais les critiques qui peuvent être faites sur ces caractères ne pointent en aucun cas tout le travail que Mme Chahine, qui est une typographe libanaise extrêmement douée, a pu réaliser.